Enseignement supérieur privé : Superprofits et précarisation de masse

La financiarisation encore et toujours

 

Selon le ministère de l’éducation nationale, le nombre d’étudiants dans l’enseignement privé a augmenté de 60 % depuis 2011 contre 16 % dans le Public. Dans les écoles de commerce, cette croissance a été deux fois plus rapide malgré une hausse fulgurante des frais de scolarité. Selon Le Parisien ces frais de scolarité auraient doublé en 10 ans.

Cette très forte croissance du nombre d’étudiants et des frais de scolarité dans l’enseignent supérieur privé nous amène à nous intéresser aux conditions de travail des enseignants dans ces établissements officiellement indépendants et à caractère associatif non-commercial suivant le statut juridique des association Loi de 1901.

Des enseignants précaires et indispensables

Un premier constat : la croissance forte, stable et soutenue du nombre d’étudiants dans les écoles de commerce s’est pourtant accompagnée par une précarisation de masse et une généralisation des contrats courts pour la majorité du personnel enseignant.

Quelques exemples : à l’EDHEC, si le nombre d’étudiants a été multiplié par dix en trente ans (passant de 700 en 1988, à 7.000 en 2018), le nombre et la proportion d’enseignants sous contrats courts et précaires  a lui aussi fortement augmenté pour atteindre plus de 700 par an en 2021 selon le HCERES alors que le nombre d’enseignants en CDI ne dépasse pas les 175 ; même chose du côté de Skema Business School avec 600 enseignants précaires par an pour environ 150 enseignants permanents ; pour l’EM Lyon, une école devenue S.A en 2018 pour s’adapter à cette tendance, et a présent rattachée au fonds d’investissement Téthys, actionnaire principal de l’Oréal (propriété de la famille Bettencourt), le nombre d’enseignants précaires est lui aussi de 700 par an selon la HCERES pour 172 enseignants permanents en CDI.

Le budget annuel (ou chiffre d’affaires) de chacune de ces trois écoles dépasse les 100 millions d’euros.

Selon les brochures des écoles, ces enseignants précaires sont tour à tour décrits comme « vacataires », « chargé d’enseignement », « intervenants », « consultants », « non-permanents » ou encore selon le terme américain de adjuncts.

La charge annuelle des enseignants permanents dépasse rarement les 180 heures par an dans la plupart des écoles. Un certain nombre d’écoles de commerce ont d’ailleurs signé des accords d’entreprise qui définissent le temps de travail des enseignants-chercheurs de manière « plus généreuse » et bien en deçà des plafonds de la convention collective.

Conséquence ? Il n’est pas rare de rencontrer des enseignants sous contrats précaires dont la charge d’enseignement annuel est plus importante que celles d’un collègue enseignant permanent à temps plein, certes doté d’un temps dédié aux activités de recherche.

Les critiques très modérées de l’État

Bien qu’indépendantes, ces écoles n’en ont pas moins besoin du visa de l’État pour pouvoir accorder des diplômes reconnus équivalents aux titres de licence ou de master Universitaires. Pour les écoles de commerce, c’est la CEFDG mise en place par le ministère de l’enseignement supérieur qui a pour missions d’organiser les modalités de contrôle de la qualité des formations. Le cahier des charges pour ce visa de l’état est clair : tout programme doit justifier que 50% du volume horaire de cours en sciences de Gestion soit assuré par des professeurs permanents. Est-ce le cas dans chacune de ces écoles ?

Un simple calcul arithmétique sur la base des ratios du nombre d’étudiants par classe et du nombre d’étudiants par enseignant, permet vite de comprendre que les enseignants précaires assurent la majorité des heures d’enseignement dans ces écoles. Contrairement aux universités publiques, ces écoles ont pourtant les moyens d’offrir à leurs étudiants des enseignants qui peuvent se consacrer pleinement à leur travail d’enseignant. Cette politique pose la question fondamentale des objectifs réels des directions de ces écoles.

Le déséquilibre entre enseignants permanents (en CDI) et enseignants précaires dans plusieurs de ces écoles a fait l’objet de quelques observations ou critiques très modérées dans les rapports d’évaluation de la CEFDG et du HCERES.

Abus de CDD et hausse des frais de scolarité : des arguments douteux

La forte hausse du nombre d’étudiants en école de commerce a entraîné une explosion des frais de scolarité dans une pure logique d’offre et de demande. En seulement 4 ans, les frais de scolarité sont en moyenne 28% plus élevés qu’en 2015. À tel point que le Magazine l’Étudiant, pourtant un partenaire média et évènementiel de toutes ces écoles et un adepte du publireportage, s’interroge dans son édition du 5 janvier 2023 : « jusqu’où les frais de scolarité en écoles de commerce vont-ils s’envoler ? Ainsi, à Rennes Business school on constate une augmentation de 53% de frais d’inscription, passant de 8.967 euros en 2015 à 13.678 euros en 2022.

Le hic ? La plupart de ces écoles sont sous statut association Loi 1901 à but non lucratif !

Pour tenter de justifier ces hausses vertigineuses des frais d’inscription certains directeurs d’école avancent des motifs douteux voire farfelus : ainsi un directeur d’une école y va de son « on a du faire un rattrapage » ;un autre directeur tente de justifier ses hausses par les coûts des accréditations ; un autre par le désengagement des chambres de commerce, sans fournir plus de détails sur le coût réel de gestion de ces écoles.

Un autre directeur d’une école de l’Est de la France avance un autre chiffre invraisemblable de couts de digitalisation à hauteur de 50 millions sur 5 ans. Pourtant, il est de notoriété publique que les programmes en science sociales et humaines n’exigent pas des investissements importants en capital.

Le filon du Bachelor

L’image sélective des écoles de commerce est aussi à présent écornée avec la généralisation des programmes Bachelors, des programmes accessibles sur dossier sans passer par la case concours et classe préparatoires ; l’explosion des effectifs étudiants de ces écoles est en partie liée au succès de ces bachelors. Même la prestigieuse HEC Paris a finalement annoncé en janvier 2023 s’ouvrir à ces bachelors. Pourtant, obtenir le label HEC Paris sur son CV ne sera pas pour autant plus abordable … les frais d’inscription en Bachelor devraient se situer au-dessus de 14.000 euros par an.

Doctorats non accrédites et primes à la publication

Selon le Ministère de l’enseignement supérieur seules deux écoles de commerce sont habilitées à délivrer le titre de doctorat, l’ESCP et HEC Paris. L’absence de cet agrément n’empêche pourtant pas plusieurs business school françaises de proposer voire de commercialiser des doctorats sous l’appellation anglo-saxonne de « PhD ». Si leur statut d’établissement privé indépendant leur donne plus de liberté, le fait que ces établissements peuvent recevoir des subventions ou des fonds publics interroge. Une des différences majeures des business schools françaises avec les business schools anglaises ou américaines est qu’elles ne sont pour la plupart pas rattachées à des universités. Contrairement aux business schools anglo-saxonnes, les écoles de commerce françaises sont pour la plupart historiquement rattachées aux chambres de commerce ou aux instituts d’enseignement catholiques privés. La recherche scientifique n’est donc pas dans leur ADN (à l’exception de quelques écoles telles que HEC Paris, ou l’INSEAD). Peu importe ! Pour pouvoir être accrédité à l’international, plusieurs écoles n’hésitent plus à offrir des primes à la publication scientifique ou recruter à grand frais des chercheurs actifs étrangers, faisant de la publication d’article scientifique une fin en soi, sans pourtant avoir le droit d’accorder de doctorat français ni de créer des laboratoires de recherche. Cette « folie des grandeurs » des écoles de commerce a fini par attirer l’attention des élus. Ainsi dans une question à l’attention de la ministre de l’enseignement supérieur en date du 23/02/2033 le sénateur Yves Détraigne interpelle la Ministre sur l’existence de rapports défavorables de la cour des comptes tandis que la DGCCRF attire son attention sur des « pratiques commerciales trompeuses » dans l’enseignement supérieur privé.

Une financiarisation croissante du secteur

Malgré leur statut associatif ou consulaire, les médias n’hésitent plus à parler de « chiffre d’affaires » ou « d’acteurs du marché » pour ces écoles qui se sont pour la plupart dotée d’équipes Marketing en charge de veiller à leur image, à leur l’attractivité et au développement de leur marque notamment dans des médias « partenaires ».

SI la plupart de ces écoles sont encore sous statut associatif ou consulaire, un nombre croissant a vu entrer dans leur capital des fonds de pension, des fonds d’investissement. À tel point que même l’Express (04/11/2020) exprime une crainte de « financiarisation » du secteur. Pourtant cette tendance avait déjà commencé en 2014 quand le fonds de private equity Apax Partners avait racheté le groupe INSEEC, avant que l’école ne soit rachetée par le fonds Cinven en 2019.  D’autres groupes d’enseignement privé tels que IONIS ou GALILEO ont déjà fait franchi le pas du statut associatif vers le commercial avec des montages juridiques parfois complexes entre SCI, SAS et certaines écoles du groupe encore sous statut associatif ou consulaire. L’arrivée de ces fonds d’investissement dans un enseignement – certes privé mais agrée par l’État – risque de voir s’accentuer la précarisation du travail, ainsi que le développement des enseignements et des diplômes en ligne, accompagnés par une forte hausse des budgets consacrés aux équipes de communication et de Marketing au détriment des enseignants et de la qualité pédagogique.

Alors est-il temps de remettre en cause l’exonération fiscale des revenus et des patrimoines des écoles de commerce privées ?

Si les directions des écoles de commerce pensent tout le contraire et font du lobbying pour réclamer des crédits d’impôts sur les frais de scolarité payés par les étudiants ou leurs parents, la question de l’exonération fiscale mérite d’être posée, dans un secteur devenu incontestablement concurrentiel.

En effet, le principe de l’exonération d’impôts pour une association relevant de la loi de 1901 est clair ; l’administration retient les critères suivants :

  1. L ’association doit avoir une gestion désintéressée. Est-ce encore le cas pour la plupart de ces écoles ?
  2. Son activité ne doit pas venir faire concurrence au secteur commercial. De nombreuses écoles ne répondent visiblement plus à ce critère puisque leurs directions parlent ouvertement de marché et de concurrence.
  3. L’association doit avoir un autre but que de partager des bénéfices. L’entrée au capital de ces écoles de fonds de pensions et d’investissement remet clairement en cause ce critère.
  4. L’association ne doit pas avoir de relations privilégiées avec les entreprises. Ce critère n’est visiblement pas plus respecté.

De manière plus globale, cette marchandisation de l’enseignement et de son corollaire de financiarisation pose des questions fondamentales telle que la question de l’accès à l’éducation, la marchandisation de l’enseignement, le rôle de contrôle de l’État dans un environnement instable et hyper-concurrentiel, et surtout un enseignement précarisé.

Nous devons continuer à interpeller les pouvoirs publics sur chacun de ces points.

 

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