LE MODÈLE ET LA CANICULE

Mercredi soir… 19 h – Atelier de Dessin sur Paris intra-muros

 

Il fait une chaleur suffocante …
Toute la journée la température a grimpé, ce soir elle stagne … 37 degrés.
J’ai pris le métro pour venir et je le prendrai pour partir à 22h après mon travail.
Le métro… une étuve.

L’atelier est meublé de chaises et de chevalets posés sur parquet … un parquet usé qui grince et qui gonfle sous la chaleur lui aussi. Il y a bien une fenêtre grande ouverte mais l’air ne circule pas.

Dans certains ateliers en banlieue, l’ouverture donne sur un jardin avec de la verdure on peut ventiler mais pas dans l’atelier de ce soir qui ouvre sur la rue. Il faudra leur rappeler de tout fermer lorsque je pose à cause du vis-à-vis … Je travaille nue et je n’ai pas envie d’être matée par des curieux à l’extérieur…
Une voix s’élèvera comme à chaque fois :
— « Ah oui … faut penser le modèle »
Pardonnez-moi d’exister.

Je monte sur l’estrade, fait glisser le peignoir, et commence ma pose. Je m’installe dans mon corps. J’entame ma 1ère séance de 3 poses – 15 minutes, sur cette série ce sera 3 x 15 mn avant le repos d’un quart d’heure.

C’est la fin de journée, le public est fatigué – L’énergie est basse, tout se déroule au ralenti. Je décide de proposer des poses dynamiques pour tirer l’énergie vers le haut.

Micro-mouvement … connexion à mes dessinateurs. Ils ne sont pas en forme. Moi je le serai.
Ils ont du mal à se concentrer, la chaleur !
Ils ont du mal à ne pas regarder leur portable, leur montre … cela me déstabilise.

Encore un effort pour se connecter. Eux et moi, moi et eux ….
Ma respiration est lente, elle va de synchroniser … Le temps s’égrène
Je sens une goutte de sueur perler le long de mon dos… ça durera toute la soirée.
La séance va être particulièrement éprouvante.

Je ressens chacun de leurs soupirs comme un ralentissement à la motivation
J’entends un monsieur dire « J’ai dû me forcer à venir ce soir »
Et moi donc … J’habite à 2h de transport de l’atelier !

Ma respiration se fait régulière, je prends ma vitesse de croisière.
On change …. J’entame ma 2ème pose – Debout, en appui sur une chaise – 15 mn
Il y a bien cette dame qui a dit en rigolant « Ce soir vous n’aurez pas besoin de chauffage » …
De l’humour auquel je répondrai bien par une question « Où est mon ventilateur ? ».

Je ne le fais pas, je reste concentrée … de toute façon il n’y en a pas.

Certaines écoles proposent un ventilateur … le saint graal … mais dans les ateliers c’est rare. J’en suis encore réduite à réclamer parfois un simple tapis de sol alors un ventilateur !

J’ai ma bouteille d’eau, mon alliée, mais elle est tiède.
C’est très rare qu’un organisateur nous propose une bouteille d’eau fraiche.
Je me sens inexistante, transparente.

Au moment du repos, les dessinateurs désertent l’atelier pour se ruer dehors, fumer une cigarette ou discuter entre eux, respirer.
Une dame vient me voir pour savoir si ce n’est pas trop difficile … Ouf de l’Humain
Oui c’est difficile et ne me m’en cache pas. Quelques mots d’encouragement bienveillants me permettront d’entamer la 2ème heure puis la 3ème avant de terminer ma séance.

Mais ce soir encore, comme à chaque fois, j’entends cette phrase qui m’horripile :
« Vous au moins vous êtes nue, c’est moins pénible de poser avec la chaleur »

Et ce soir encore j’aurai à justifier que tenir une pose est éprouvant, que je dois redoubler de concentration et trouver mon rythme … Poser allonger c’est être en appui sur une hanche, une pose recroquevillée c’est être écrasée sur une cuisse ou un muscle.
Je ne suis pas allongée détendue en mode « Vive la plage » !

Poser n’a rien de naturel … Il n’y a que les statues et les morts qui sont immobiles, le modèle ça lui demande une technique, des efforts et de la concentration.
Suspendre le mouvement dans l’espace relève d’un exercice de tension musculaire récurrent surtout dans la durée, des efforts physiques pour des sportifs de haut niveau.
Je soir je vais gagner 60 € bruts pour une séance de 3h … pas terrible pour un sportif de haut niveau.

Oui c’est mon métier et j’ai justement besoin de respectabilité.
Comme dans tous les métiers physiques c’est difficile de s’adapter aux conditions ambiantes (humeur, fatigue, angoisse, stress, thermostat froid/chaud) et dire que dans les années à venir, avec le réchauffement climatique et le dérèglement des saisons, les périodes de canicule vont se succéder.
Comment tiendront les modèles ? Qui en parle ? Qui s’en soucie ?
Un exemple supplémentaire de la pénibilité de ce métier … Besoin d’être entendue.

J’aime rappeler aussi avec douceur mais fermeté que l’ennemi numéro un de beaucoup de modèle c’est le froid et le chaud ! et l’adaptabilité : la course, l’arrêt, la suspension, la température, la concentration … Notre quotidien parfois 6h par jour ou 8h ou 9h …
Demain, je pose en école d’animation. Clim ou ventilateur ce sera dans des conditions décentes.

Je vais arrêter les ateliers …  J’aime leur atmosphère pour la proximité des artistes mais dans certaines conditions j’ai la sensation d’être perçue comme un objet.
Ce n’est jamais volontaire je le sais bien, juste par manque de connaissance, mais ce sont des conditions de travail éprouvantes surtout en période de grosse chaleur. Qui s’en soucie lorsqu’on entend encore « poser tout le monde peut le faire, il n’y a pas de diplôme, pas de formation » alors aborder la canicule comme condition extrême … Qui le comprendrait ? Et pourtant !

Nous en sommes toujours à nous justifier.
Toujours expliquer, toujours argumenter… moi c’est cela qui me fatigue … plus encore que la chaleur.

Pascale NICOLAS.

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