Vers une « dévalorisation » ?
Suite à notre étude sur la financiarisation du secteur, nous nous interrogeons sur la valeur d’un groupe à l’exemple d’Omnes education. Les « valorisations » successives annoncées dans la presse de 200M€ (Apax Partners, 2013), 800M€ (Cinven, 2019) jusqu’au plan sur la comète d’une revente à 1,2 milliard en 2025, dépasse l’entendement. Un calcul simple en démontre la folie. Actuellement, si l’on divise le montant de la dernière opération en date (achat à 800M€) par le nombre d’étudiants (annoncé à 40.000 sur le site officiel ; on peut s’interroger sur la fiabilité de ce chiffre), cela aboutit à 20.000€ à supporter par tête avec des études qui coûtent au tarif de base 10.000€. Si nous reprenons ce calcul avec une « valorisation » à 1,2 milliard, nous passons à 30.000€ par tête. Le déséquilibre donne pour le moins le tournis. Ne sommes-nous pas là dans une bulle financière pouvant toucher l’ensemble des acteurs du secteur ?
Rappelons que les fonds d’investissements peuvent rarement, à eux seuls, apporter les fonds nécessaires à une telle opération. Surtout lorsqu’il s’agit d’acheter une cible 1,2 Mds€ ! Les fonds apportés sont donc complétés, comme à chaque opération de LBO (achat à effet de levier), par une dette bancaire. Dette bancaire qu’il faudra bien rembourser. Dette bancaire qui sera d’autant plus importante que la valorisation et le montant de l’achat seront élevés. Bref, plus le groupe est racheté cher, plus la charge de la dette sera lourde et plus l’exigence de rendement sera importante. Avec, comme d’habitude, de fortes conséquences pour les salariés du groupe, à qui on demandera de faire plus avec moins de moyens.
Par ailleurs, les achats de groupes d’enseignement par des fonds prédateurs, pardon d’investissement, ont été réalisés s’en tenir compte de divers effets et d’un niveau de risque qui ne cesse de progresser :
- L’intensité concurrentielle : nombre d’établissements, nouvelles écoles, saturation de certaines villes, essoufflement, non fidélisation des clients, etc. Même pour un groupe comme OMNES, les perspectives de croissance ne sont plus ce qu’elles étaient il y a 5 ans.
- L’incertitude réglementaire : les certifications et les modalités de financement public ; les rapports de la cour des comptes sur « l’alternance» (juin 2022), « la formation professionnelle» (juin 2023) et sa note « Recentrer le soutien public à la formation professionnelle et à l’apprentissage » (juillet 2023) ; le « Rapport sur l’enseignement privé lucratif » issu de la Commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée Nationale. Voir dernièrement le Projet de Proposition de Loi sur l’enseignement privé lucratif de M. le Député Emmanuel GRÉGOIRE.
- Les enquêtes des médias traditionnels et des médias sociaux : voir d’une part, les articles toujours plus critiques dans la presse nationale de Libération à Le Point et la télévision avec « Complément d’enquête ». À qui profitent les milliards de l’apprentissage ?, d’autre part « Balance ton école », « Balance ton alternance », « Balance ton stage » qui tendent à supplanter la marque label Qualiopi. Et maintenant, le Livre-enquête de Claire MARCHAL autour de Galiléo Global Éducation : Le Cube — Révélations sur les dérives de l’enseignement supérieur privé.
- Une clientèle mieux informée sur la réalité de la valeur réelle des formations et des titres RNCP sur le marché du travail. Les difficultés à trouver stages et alternances sans oublier un hypothétique travail rémunéré à la mesure des promesses publicitaires et de l’endettement consenti pour « financer », « investir » dans sa formation. Les « pay to win », pour reprendre l’argot des jeux vidéo, se convertissent trop souvent en « pay to lose ».
- Le risque d’une perte des soutiens gouvernementaux, l’instabilité politique s’accentue.
- Le poids des dispositifs publics : dans le financement de l’activité et du développement, l’apprentissage est souvent majoritaire en second cycle. Qu’arrivera-t-il en cas de changement réglementaire dans ce domaine ?
- L’inflation des dépenses : fonctionnement (énergie, loyers, salaires …), structuration coûteuse de groupes parfois peu organisés (fonctions centrales, technologies de l’information IT, commercial, marketing, outils de gestion, loyers, etc.), frais financiers, nouvelles ouvertures, etc. Cette inflation pèse déjà sur les résultats des groupes d’enseignement. Avec pour conséquence, bien souvent, une modération salariale ou une gestion a minima de l’effectif pour compenser ces hausses … et pour continuer à rembourser la dette.
- La structure financière des groupes : inflation des dettes (LBO, investissements immobiliers, croissance externe avec le plus souvent de nouveaux emprunts), hausse des taux d’intérêt, contreparties de ces contraintes financières sur les modes de fonctionnement et la gestion des coûts. La cavalcade mégalomaniaque au toujours plus gros, à la prétention hégémonique est le symptôme de l’hubris de « dirigeants » prédateurs, âpres au gain.
Bref, les risques et les contraintes s’accumulent, et la capacité des groupes à rembourser la dette contractée au moment du rachat, voire de LBO successives, devient et plus en plus incertaine. Et en cas de difficultés, ce seront à nouveau les salariés qui trinqueront : gel des embauches, non remplacement des départs, gel des augmentations, etc. Quant aux « clients », les élèves, ils auront moins de cours en face-à-face et toujours plus de cours en « distanciel » au nom de la « digitalisation » — sans parler des fameux cours « en autonomie » — avec un enseignement au rabais, mais cher payé, dispensé par des enseignants désabusés par les conditions d’exercice de leur métier. Le manège du Turn-over des salariés et des clients s’accélérant dans la destruction des métiers et la misère sociale consécutive sous fond de conflits de valeurs.
En ce qui concerne OMNES Education, nous avons pu repérer dans une entité du groupe (SFEF) diverses irrégularités autour des contrats de travail (absence de contrats ; contrats toujours existants pour des salariés à qui l’on ne confie plus d’heures d’enseignement depuis plusieurs années) et les déclarations portées sur les fiches de paie (heures complémentaires indiquées à zéro quand la totalité des heures contractuelles et celles effectuées en sus sont comptabilisées). L’inspection du travail est saisie. Gageons que le service de Lutte contre le travail illégal (LCTI) va s’emparer de ce dossier d’importance (voir le rapport 2024). Si ces « anomalies » se retrouvent à l’échelle du groupe, les rappels en salaire, en cotisation URSSAF et les diverses amendes cumulées seront d’autant plus importants à moins d’une scandaleuse négociation du montant total. Le pressurage des équipes a atteint ses limites et les « clients » ne pourront pas supporter une constante augmentation des frais de scolarité de 50% en trois ans pour la SFEF, avec en parallèle des cours passés en e-learning ou en autonomie à hauteur de plus de 20% … payer plus pour apprendre moins.
Une adresse récente du Président Exécutif du Groupe OMNES Education aux salariés, en dit long sur les efforts demandés : « Votre engagement exceptionnel n’est plus à démontrer et l’ensemble des membres du Comex du Groupe et moi-même vous en remercions ». Cela ne doit pas être encore suffisant puisqu’après avoir constaté « une baisse du nombre total d’étudiants de 1,4 % ainsi qu’une maîtrise insuffisante de nos réinscrits », des économies doivent se porter sur : les déplacements, la masse salariale, le recours aux consultants, les frais de marketing et d’IT. Les craintes et les risques évoqués précédemment sont donc déjà en train de se réaliser, et les mauvaises perspectives en matière de croissance du nombre d’étudiants ne viendront pas améliorer la situation dans les prochaines années.
Dans ce contexte, quel « fonds gogo » va-t-il se risquer à prendre les pertes — la dévalorisation — que nous estimons inéluctables aux vues de ces données ? Gageons que les fonds de capital-investissement ne prendront plus un tel risque. Et s’ils le faisaient, avec quel risque d’effondrement à moyen terme ? Un fonds souverain peut-il faire le choix d’un investissement « diplomatique » ? Pris dans la tourmente*, les dirigeants des grands groupes de l’enseignement privé oh combien lucratif doivent en rêver. En cas de résultat catastrophique, il reste l’hypothèse scandaleuse du recours à la prise de contrôle par l’État de la tête d’un « Groupe » pour le transformer en entreprise publique : « Privatiser les bénéfices, nationaliser les pertes ». On connaît la chanson de la « Bourse à la Française ». Dans un ou deux ans nombre d’actionnaires de « Groupes », aux exemples de Galiléo, Omnes ou Ynov, vont tenter de prendre leur plus-value en « parant la mariée ».
Nous en appelons à la vigilance des pouvoirs publics et de la représentation nationale. Il est grand temps qu’une réelle régulation de l’enseignement privé lucratif**, sous tous ses aspects, soit imposée et encadrée par une Loi ambitieuse qui peut déjà s’appuyer sur le rapport d’information DESCAMPS-FOLEST.
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* Le groupe Avec qui mêle à la formation (ECOFIH) la gestion immobilière, le tourisme social et familial, le social et médico-social et le sanitaire est bien dans la tourmente. Son président est mis en examen pour « prise illégale d’intérêts » et « détournement de fonds publics ». Il indique que 75% des établissements sont en redressement judiciaire ainsi que le holding, par un effet de cascade in Groupe hospitalier mutualiste de Grenoble : le président du groupe Avec, Bernard Bensaid, démissionne. Voir aussi la question orale de M. le Sénateur Guillaume GONTARD Pratiques douteuses du groupe Avec et de son président-fondateur.
**Le prétendu « non lucratif » (Cathos UDESCA, écoles d’ingénieurs, de management, art et sciences humaines FESIC et leurs EESPIG) connaît des travers équivalents ; voir Enseignement supérieur privé : Superprofits et précarisation de masse.