Neutraliser les clauses de neutralité dans les règlements intérieurs suite à la décision Baby Loup du Comité des droits de l’homme de l’ONU.
Marianne GIRIER
Pôle DLAJ Confédéral
Dans une décision du 10 août 2018, le Comité des droits de l’homme de l’ONU a condamné la France pour atteinte à la liberté religieuse dans l’entreprise et au principe de non-discrimination, pour avoir validé le licenciement d’une salariée voilée. Chargé de veiller au respect du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) de 1966, le Comité avait été saisi par la salariée. Le Comité ne peut être saisi qu’en dernier recours, c’est-à-dire après avoir saisi la Cour de cassation ou le Conseil d’État et avoir perdu.
Une salariée de la crèche privée Baby Loup est licenciée en 2008 pour faute grave après avoir refusé de retirer son foulard, contrevenant selon son employeur au règlement intérieur qui imposait le respect des « principes de laïcité et de neutralité ». Alors que les juges du fond valident le licenciement, la Chambre sociale de la Cour de cassation juge que le licenciement est nul car discriminatoire. Mais la cour d’appel de renvoi décide de ne pas appliquer la décision de la Chambre sociale, ce qui porte alors l’affaire devant l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, qui a le dernier mot dans ces cas de figure. Dans un arrêt du 25 juin 2014, elle valide le licenciement. En se refusant d’analyser la situation au regard de la discrimination contrairement à la Chambre sociale, elle juge lapidairement que la restriction était suffisamment précise, en raison « des conditions de fonctionnement de l’association de dimension réduite » avec les salariés « qui étaient ou pouvaient être en relation directe avec les enfants et leurs parents ».
Cette solution a porté un coup à la protection de la liberté dans l’entreprise, pour avoir légitimé et offert une assise juridique à l’idée selon laquelle la liberté de manifester ses convictions pouvait être largement restreinte au travail.
La salariée décide de ne pas s’arrêter là et de saisir le Comité des droits de l’homme. Ce dernier vient rétablir le principe de la liberté de manifester ses convictions dans l’entreprise (1) tout en reconnaissant la notion de discrimination « intersectionnelle » (2).
La décision s’impose à la France. Au-delà de devoir indemniser la salariée dans les 180 jours, le Comité des droits de l’homme condamne la France à « prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir des violations similaires à l’avenir » (3).
1. Une atteinte à la liberté de manifester sa religion
Le Comité des droits de l’homme suit un raisonnement somme toute classique. Dans un premier temps, il rappelle l’étendue du droit à la liberté de religion proclamé par l’article 18 du PIDCP selon lequel « ce droit implique la liberté d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction de son choix, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, (…) tant en public qu’en privé ». Considérant que ce droit englobe le port de vêtements ou de couvre-chefs distinctifs, le Comité en déduit que l’interdiction de porter son foulard sur son lieu de travail porte atteinte à l’exercice de son droit à la liberté de manifester sa religion. Dans un second temps, il se demande si l’interdiction était nécessaire à la protection de la sécurité, de l’ordre de la santé publique, etc. et conclut que « l’État n’explique pas en quelle mesure le port du foulard serait incompatible avec la stabilité sociale et l’accueil promis au sein de la crèche ». La mesure n’est donc pas justifiée.
2. La reconnaissance d’une discrimination « intersectionnelle » (= une différence de traitement basée sur un double motif discriminatoire)
Le Comité reconnaît par ailleurs que la salariée a subi une discrimination basée doublement sur la religion et le genre. Il précise que les « restrictions à la liberté de manifester sa religion ou ses convictions (…) affectent particulièrement les personnes appartenant à certaines religions et les filles ». Le Comité souhaite donc insister sur le fait que c’est spécifiquement en tant que femme et musulmane que la salariée a fait l’objet d’un licenciement discriminatoire. Si le concept d’intersectionnalité est largement connu en sociologie, il est bien moins mobilisé en droit. Son utilisation par le Comité des droits de l’homme est ainsi novatrice et d’autant plus importante qu’elle est faite sur le terrain des femmes musulmanes, victimes d’une islamophobie grandissante et de plus en plus décomplexée.
3. Le caractère obligatoire de la décision et ses conséquences
La CGT, qui défend au quotidien les libertés des salariés, ne peut que saluer cette décision. La liberté d’expression doit être protégée dans toutes ses composantes : religieuse, de conscience, philosophique, syndicale, politique… Dans l’entreprise, si le salarié doit fournir un travail, il n’est pas tenu de renoncer à ses droits fondamentaux, comme la liberté d’expression, ni de se défaire de son identité. Encore plus que dans d’autres espaces sociaux, en raison du lien de subordination juridique, il faut redoubler de vigilance et veiller à ce que le pouvoir patronal soit suffisamment circonscrit, afin que les libertés ne s’arrêtent pas aux portes de l’entreprise.
La volonté d’imposer un principe de neutralité aux salariés a vocation à affaiblir toutes ces libertés. Le principe de neutralité ne peut concerner que les agents du service public et non les salariés des entreprises privées.
Pourtant, facilitée par l’affaire Baby Loup, la loi « El Khomri » de 2016 a instauré la possibilité pour le règlement intérieur de prévoir un « principe de neutralité » et restreindre « la manifestation des convictions des salariés », à condition d’être justifié par « l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise » et proportionné au but recherché. Cela permet une généralisation du principe de neutralité à tous les salariés, dont les limites apparaissent très faibles et imprécises.
La décision du Comité des droits de l’homme vient remettre les choses en ordre et condamner ces restrictions aux libertés des salariés.
Il s’agit de rappeler le caractère obligatoire des décisions du Comité. Institué par un protocole en 1996, prévoyant un mécanisme pour donner suite aux plaintes relatives à la violation du PIDCP par un État signataire, et ratifié par la France en 1984, le Comité appartient à l’arsenal juridique international auquel la France est bel et bien soumise. Ses décisions doivent être suivies, autant par les pouvoirs publics que par l’ensemble des juridictions.
Ainsi, faute d’action future de la part du gouvernement, appelé à « prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir des violations similaires à venir », il appartiendra à toutes les juridictions, des conseils de prud’hommes à la Cour de cassation de faire respecter le Pacte international relatif aux crois civils et politiques
Il parait alors important, lorsque la situation se présente, de ne pas hésiter à contester devant les conseils de prud’hommes les clauses de neutralité de règlement intérieur, ni hésiter à demander aux juges d’écarter l’application de la loi El Khomri, non conforme à la convention internationale qu’est le PIDCP. En dehors du contentieux prud’homal, ces clauses peuvent être contestées, d’abord auprès de l’inspection du travail puis en saisissant le tribunal administratif.
Le principe de neutralité applicable dans toutes les entreprises privées doit être abrogé ou sinon neutralisé. La liberté doit être le principe, et sa restriction l’exception. Les clauses de neutralité ne peuvent en aucun cas être générales tel que l’a autorisé la Cour de cassation et l’a prévu la loi « Travail » de 2016 ; et si l’on peut admettre des restrictions, notamment pour des raisons d’hygiène ou de sécurité, celles-ci doivent être strictement encadrées.
Nous attirons donc votre vigilance sur toutes ces clauses de neutralité, et sur la possibilité de les contester et d’en écarter l’application, en ajoutant que vous pouvez faire remonter au DLAJ confédéral les dossiers qui vous paraîtraient intéressants.