La « start-up nation » en berne

L’écroulement du mythe jupitérien ?

« Une start-up nation est une nation où chacun peut se dire qu’il pourra créer une startup. Je veux que la France en soit une ». Emmanuel Macron, discours à la « Viva Tech », Paris, 13 avril 2017.

Préambule

La « start-up nation » chère à l’idéologie néolibérale macronienne est à l’épreuve de la crise, celle-là même qui vante le nouveau monde attaché au vecteur numérique avec des « entrepreneurs libres » au-delà du code du travail et qui font fi des aides sociales en montant des entreprises « innovantes », « disruptives » à force de capital-risque.

Rappelons que l’ambition jupitérienne réside dans la promotion d’un État-entreprise capable d’affirmer une nouvelle suprématie culturelle, technique et économique à l’exemple du Roi-Soleil en son Palais de Versailles où d’ailleurs notre monarque républicain se plaît à s’exhiber (Choose France, 20 janvier 2020). Encore ministre de l’économie, il déclarait : « L’économie du Net est une économie de super-stars. Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires. (…). Il faut que les startups d’aujourd’hui préfigurent le CAC 40 de demain » (« Interview — Le ministre de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique » Les Echos, 6 janvier 2015).

Dans cet interview de 2015, il annonçait : « Nous allons également monter avec la BPI un fonds pour faire des co-investissements de « business angels ». Devenu Président par défaut, sa foi néolibérale dans les vertus du marché dérégulé reste limitée comme en témoignent son interventionnisme via Bpifrance émanation de la Caisse des dépôts et l’octroi de diverses niches fiscales qui brillent par leur inefficacité en terme de création d’emploi et d’innovation : crédit d’impôt recherche CIR, crédit d’impôt innovation CII, crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi CICE.

Du haut de l’Olympe et des profondeurs de l’Élysée (région des antiques enfers), Jupiter contemple les dégâts de la crise économique et financière, révélée par la pandémie du coronavirus, sur son idéal économique et social.

Rien de surprenant à ce que l’État macronien dispense aujourd’hui des mesures de soutien économique spécifiques, pour un montant de 4 milliards, justifiées par l’actuel secrétaire d’État au numérique de la façon suivante : « Les start-up ont un poids croissant dans l’économie, en particulier dans les emplois. Elles développent également des produits et services innovants dont l’utilité est d’autant plus reconnue par les Français dans le contexte du confinement, notamment pour la téléconsultation, le télétravail ou la livraison. Du fait de la spécificité de leur modèle de développement, il convenait de prendre des mesures d’urgence dédiées afin de soutenir, aux côtés de leurs actionnaires, celles dont l’activité est fortement affectée par le COVID-19. Au total, ce sont près de 4 milliards d’euros dont vont pouvoir bénéficier les start-up pour leur trésorerie. » Voir les modalités d’application ici.

Le modèle de développement

Notre secteur de l’Enseignement et de la formation privés n’échappe pas à la « startupisation ». Phénomène révélateur de la vision sociale de ces entreprises issues de la « nouvelle économie », elles ont toutes fait le choix de la convention collective la moins avantageuse pour les salariés : celle des Organismes de Formation.

Les startups ou « entreprises à potentiel de forte valeur ajoutée », reposent sur le capital-risque fourni par les business angels, « investisseurs providentiels » (particuliers, réseaux) et des fonds d’investissement à l’exemple de Bpifrance qui présente la startup comme : « une entreprise nouvelle innovante à fort potentiel de croissance et de spéculation sur sa valeur future ». La spéculation est le moteur de l’investissement, la prise de risque du capital est à la mesure des profits stratosphériques escomptés. Afin de limiter les risques et gagner à la roulette, il faut miser des sommes significatives sur un nombre conséquent de projets d’où les formules de co-investissement. Un capital-risqueur, lorsqu’il parie sur 10 projets, n’attend pas que les 10 arrivent à maturité et se pérennisent, il espère juste que parmi eux, un seul deviendra une « licorne » (voir ci-dessous), et n’hésitera pas à pousser chaque projet sur la trajectoire la plus risquée mais présentant les plus fortes perspectives de croissance. Pour gagner au casino de la « nouvelle économie » l’effet-taille est fondamental ; ainsi se développe des partenariats sous forme de fonds commun de placement à l’exemple d’Angel Source (France Angels et Bpifrance).

Tout l’art de « l’entrepreneur », du « startuper » réside dans sa capacité à faire briller le plan sur la comète en vantant la valeur innovante du nouveau produit, du service en produisant un business plan avantageux propre à conquérir un marché de niche ou de masse permettant d’acquérir un revenu colossal et devenir idéalement une « licorne » (valorisation d’au moins un milliard de dollars). Voir les exemples de Blablacar, Criteo, Dataiku, Doctolib ou OVH.

Avant tout, une startup est créée pour développer et tester un futur produit-service et un marché. La caractéristique de la startup par rapport à l’entreprise traditionnelle est qu’elle repose sur un rêve éveillé avec une ouverture à perte en attente de rentabilité à moyen terme. Le pari sur l’avenir est mis à l’épreuve par la qualité du produit-service, la capacité à en faire parler pour mieux attirer les utilisateurs, la croissance du volume d’activité et des salariés, de la concurrence souvent hypertrophiée, les talents d’équilibriste du ou des fondateurs, la capacité à changer de ligne directrice en cours de route (« pivoter » en jargon marketing, l’euphémisme de « plantage »). L’INSEE compte 90% de faillite … Sans oublier les « petits malins » ou les « serial-entrepreneurs » et autres « rebondisseurs » qui vivent des levées de fonds passant d’un projet à l’autre en jouant du cumul des apports (business angels + fonds d’amorçage ou régional + prêt par une banque locale ou Bpifrance), bricolent une application qui pourrait perturber fortement un secteur pour se faire racheter par une des entreprises leader de ce marché, ne respectent pas le code du travail, usent et abusent des crédits d’impôts, etc. Pour ces derniers, les nouvelles « mesures d’urgence dédiées » sont une nouvelle aubaine !

L’exposition des startups à la crise actuelle

Vu ces attendus, il n’est pas surprenant que les startups se trouvent particulièrement exposées à la crise en cours :

      • très peu sont rentables et la grande majorité survivent sous perfusion de capital-risque ;
      • toutes les levées de fonds à venir ont été gelées et les trésoreries sont exsangues ;
      • les fonds d’investissement sont pessimistes sur l’état de l’économie en sortie de crise d’où une réduction des apports financiers et une demande d’atteinte de la rentabilité plus rapide. Cette dernière donnée met en péril la majeure partie des entreprises de l’écosystème qui espérait y parvenir à deux ou trois ans.

Dans ce contexte la tentation de fraude au chômage partiel est forte de par :

      • la politique du tout pour le tout pour éviter la faillite annoncée et s’offrir une chance de survie ;
      • le contexte ultra-concurrentiel (10 concurrents pour chaque marché, le plus retord prendra tout et rachètera les autres à vil prix) ;
      • le syndrome du petit malin qui veut « hacker le système » en allant à contre-courant ;
      • la culture de « la fin justifie les moyens » en se renflouant grâce aux mesures d’urgence et au chômage partiel quand la société était moribonde avant la crise ;
      • le cynisme : « l’honnêteté n’est pas forcément gagnante … » ;
      • la résignation : « quand tu vois que les concurrents trichent tous, la tentation est forte » ;
      • le pari sur le défaut de contrôle : « ce n’est pas grave si vous bossez plus que le chômage partiel, ils n’iront pas vérifier … » ;
      • le conseil technique : « utilise ton compte personnel pour éviter la connexion sur le compte professionnel et que la fraude soit avérée … » ;
      • l’ignorance de salariés sur les conséquences de la complicité de fraude mise en place par l’employeur. Ils encourent eux-aussi : redressement, amende et condamnation pénale. (Voir les sanctions contre les fraudes au chômage partiel).

Pour combattre la fraude et une concurrence déloyale fondée sur la malhonnêteté : le signalement aux Direcctes et l’alerte via lutte virale.fr

Notons que les « startups » de notre secteur sont protégées du fait de salariés travaillant habituellement sur ordinateurs portables et de formations assurées en ligne …

Une aubaine pour les salariés ?

La culture hyper-engagée des employés en startup ne leur laisse guère le temps de réfléchir à leurs conditions réelles de travail, au droit du travail et à la syndicalisation :

      • une organisation présentée et vécue comme horizontale ;
      • la communication quotidienne avec les dirigeants donnant l’impression d’une gestion démocratique ;
      • un cadre « cool et djeun » (espaces de détente et de jeu, de coworking, distributeurs gratuits de boissons, réfrigérateurs pleins, etc.) ;
      • des horaires flexibles, home office et coworking ;
      • des perspectives d’évolution considérables en cas de succès (détenteurs de parts ou si la société multiplie son activité par 4 en un an un salarié se retrouve à la tête d’une équipe de 4 personnes) ;
      • de nombreuses responsabilités très tôt (si j’ai la responsabilité de X missions, chômage partiel ou pas, j’irai au bout) ;
      • des profils jeunes dont la vie se résume à l’activité professionnelle et aux « potes » (en confinement, il me reste que le pro …).

Le désarroi est de mise face à cette situation inédite pour des salariés et entrepreneurs hors-sol du fait de leur masse de travail et de leur rêve de succès. Un monde professionnel s’écroule avec ses certitudes sur la « nouvelle économie » et le mythe jupitérien de la « start-up nation ». Le temps du confinement voire de la crise devrait être celui de la réflexion sur la réalité de l’objet « startup », les conditions de travail, l’extrême précarité et la nécessité de se réunir pour défendre des intérêts communs : se syndiquer !

Éric et Maxime.

Addenda

Juin 2021 : La volonté gouvernementale d’accélérer la transition numérique du secteur privé et de l’administration publique afin de réduire les coûts, conduit à l’abandon du « Cloud souverain » et à l’indépendance stratégique du numérique en contradiction avec les intérêts de l’économie nationale, du patriotisme économique. En effet, le gouvernement français abandonne de fait la souveraineté numérique en promouvant un « Cloud de confiance », doux euphémisme, entre les mains des GAFAM via l’utilisation de leurs logiciels sous licence par des acteurs économiques européens et de l’État américain via le Cloud Act et le Patriot Act. La « French Tech », chère à notre Président, voit partir les commandes de l’État à l’étranger. Avec l’abandon de l’indépendance numérique nationale et de la définition d’une politique économique ad hoc, nous assistons avec la fuite des données des entreprises privées et des administrations publiques à un véritable pillage économique consenti qui relève de l’intelligence avec l’ennemi, de la Trahison.

Macron trahit la start-up nation, les GAFAM raflent la mise (juin 2021)

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Pour aller plus loin :

La face cachée des startups (2017)

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